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« A quoi pense Le Penseur de Rodin ? »

Par François Legendre : Historien d’art - sémiologue En collaboration avec Marc Fourcade – Développement des hauts potentiels.

Madame La Directrice, Mesdames et Messieurs, vous avez pris plaisir, j'imagine, à visiter cette exposition Rodin/Kiefer et à écouter les explications des guides- conférenciers du Musée qui ont pu vous faire entrer dans l'œuvre de Rodin, et vous faire apprécier, un siècle après la mort du sculpteur, l'écho qu'en livre aujourd'hui Anselm Kiefer.

Lorsque nous avons commencé à parler de Rodin pour Cegos, une question nous brûlait les lèvres : à quoi pense Le Penseur de Rodin ?


Ce Penseur que Rodin avait placé au centre du tympan de la Porte de l'Enfer, figure fameuse qui sera ensuite isolée et tirée en pas moins de vingt-et-un exemplaires (le procédé est fréquent chez l'artiste). À l'origine, Le Penseur, dont la position est empruntée à La Mélancolie d'Albrecht Dürer, figurait Minos, le Roi des Enfers, puis Dante Alighieri lui-même sous le nom du Poète, puisque le sujet de la Porte est librement inspiré de l'Enfer de la Divine Comédie, non sans quelques réminiscences des Métamorphoses d'Ovide et des Fleurs du Mal de Baudelaire.

Le Penseur, c'est en fait Le Poète qui contemple l'ensemble de sa création. Qui pense sa création : magmatique, inquiétante, proliférante, et surtout charnelle. Car Rodin c'est, avant tout, une esthétique du débordement charnel : Le Penseur pense dans un corps, dans un poids de chair, il pense la matière et ce qui l'anime.

C'est là le point de départ, Rodin est, avant tout, un modeleur. Il fait déambuler - plutôt que poser - ses modèles nus dans l'atelier et les saisit dans leurs mouvements en pétrissant la glaise en un tour de main, comme s'il faisait une esquisse dans la matière molle pour restituer, instantanément, la vie de ses figures. Puis il les moule dans le plâtre, en conservant la trace de son travail, de ses doigts, jusqu'aux coutures des moules comme dans le beau portrait de Camille Claudel que vous avez pu voir ; et il fait ensuite réaliser des tirages de bronze qui préservent tous ces accidents, ces aspérités, ces traces.

Le point de départ de Rodin, c'est la chair ; à un point tel que Brancusi qui admirait Rodin, mais avec quelque distance, disait de sa sculpture : « je n'aime pas le bifteck ». Tout de même, Rodin ce n'est pas de la viande, mais bien de la chair, du vivant, de l'animé ! Et plus encore : la puissance de la grâce, quand l’émotion donne forme à la raison, c’est peut-être le message que donne Rodin aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui, confrontés, comme vous l'êtes, aux mystérieuses dynamiques de l’intelligence humaine. Le sensible donne de la plasticité à la raison. Il fait le lien entre la matière et la pensée.


Alors à quoi pense Le Penseur de Rodin ?

Bien plus, précisément, aux émotions qu'aux idées. Pour Rodin, ce n'est plus le sujet de l'œuvre qui compte, c'est sa forme. Une forme affranchie de la raison sociale : par la nudité de ses figures, Rodin efface tout ce qui est historique ou littéraire, tout ce qui est anecdotique. Si ces figures sont nues c'est qu'il n'y a pas de tricherie possible : leurs émotions, leurs expressions passent à fleur de peau. Les sentiments affectent les corps en action. Les figures nous sont immédiatement compréhensibles : la peur, l'angoisse, la privation, l'indignation, la souffrance, l'abattement, la colère, la révolte des Bourgeois de Calais ou, ailleurs, l'amour, le désir, la plénitude du Baiser (à l'origine le Piero et Francesca de la Porte de l'Enfer) nous touchent directement, nous traversent sans artifice littéraire, sans écran culturel. C'est pour ça que l'art de Rodin est universel : nous éprouvons devant son œuvre ce que nous avons déjà éprouvé dans la vie.

Mais en réalité, nous éprouvons bien plus. Car l'humanité de Rodin déborde dans sa sculpture, elle façonne la déchirure de son cœur. L'art de Rodin est hanté par l'amour malheureux, l'amour impossible pour Camille Claudel ; l'amour qui l'effondre de l'intérieur (et combien d'effondrements dans sa sculpture!). Pire, l'amour qui a détruit Camille, ou qui, du moins, a contribué à la détruire. Tout est précaire chez Rodin, la souffrance y est irrésolue, car, à travers le surgissement de la beauté, tout est hanté par l'échec ; l'échec d'un homme qui est, un jour - ne nous voilons pas la face - l'échec de tous les hommes. Les corps nus démunis de Rodin sont nos miroirs, ils sont nos frères.


Vous savez, bien mieux que moi, combien la performance d'une organisation est complètement liée aux états d'âme des gens qui la composent. Il y a quelque chose qui excède la raison, dans la vie comme dans l'art. Mais quoi ? À quoi pense Le Penseur de Rodin ? En quoi il nous pense ?

C’est le privilège de l’artiste de réconcilier le sensible et l’intelligible qui, au fil des jours, dans nos organisations, se sont éloignés l’un de l’autre, alors qu’ils sont à l’origine les deux faces indissociables d’une seule et même pièce. Le sculpteur - modeleur Rodin tient là, entre le pouce et l’index, le mystère des dynamiques de l’intelligence de l’homme dont vous faites quotidiennement l'expérience.


De fait, Rodin nous est proche car c'est est un moderne : pour Zadkine, "Rodin a ouvert la fenêtre de la sculpture moderne", il a ouvert la voie à des artistes comme Wilhelm Lehmbruck, Zadkine, Lipchitz, Brancusi, Henry Moore, Giacometti ou Germaine Richier.

Rodin est l'initiateur de la sculpture moderne : par l'autonomie de la forme et la minoration du sujet, le parti pris de l'inachevé, la pratique de la fragmentation et de la recontextualisation de ses pièces, la pratique de la série, l'autonomie plastique des médiums qu'il utilise : la terre, le plâtre, le bronze et le marbre.

Et, ce qui est fondamental dans le contexte de la physique de cette époque, la libération des fonctions de la lumière : pour Rodin, la lumière est un matériau à part entière de la sculpture, au même titre que le bronze ou la terre. Car la sculpture de Rodin est littéralement impressionniste: sa matière façonnée, triturée, modelée en de multiples facettes, accroche la lumière à la manière de la touche divisée des peintres impressionnistes, ses contemporains.

À quoi pense Le Penseur de Rodin ? À la façon, sans doute, dont il convient de regarder la sculpture : non pas de face, comme on avait pris l'habitude de le faire à son époque, et comme on le fait encore souvent aujourd'hui, mais de tous les côtés à la fois. Rodin nous invite à tourner autour de la figure, qui change alors d'aspect suivant l'angle sous laquelle on la regarde. Voir la figure sous plusieurs angles à la fois, c'est, à la suite de Cézanne et de sa Montagne Sainte-Victoire, un des fondements du Cubisme à partir de 1907. Voir une figure qui se transforme par notre propre mouvement, c'est déjà un point de vue cinématographique (le cinématographe des Frères Lumière est mis au point en 1895, au temps de la maturité de Rodin). L'art de Rodin, que ce soit d'un point de vue impressionniste, pré-cubiste ou cinématographique, ne s'apprécie que dans le mouvement, dans la révolution permanente.


Après tout, nous savons par expérience que, dans la vie de tous les jours comme dans la vie professionnelle, il nous faut cesse changer de point de vue, déplacer nos angles de perception, élargir notre champ d'action, savoir se désinstaller en permanence pour mieux connaître notre objet, mieux connaître les hommes et le monde.


À quoi pense Le Penseur de Rodin ?

Peut-être, tout simplement à la matière dont il est fait, une matière ductile, car chez Rodin, entre la tension et le repos, tout est question de plasticité. Et la plasticité de la matière induit la plasticité de l'esprit : comme on façonne la matière, on façonne de la pensée ; et comme on façonne de la pensée, on façonne de la matière. Nous sommes là en présence d'une boucle rétroactive perpétuelle, où l'esprit et la matière s'informent mutuellement. Pour moi, le travail que vous engagez chaque jour est un lieu de la plasticité, un lieu de l'acquisition des possibles cachés de l'homme, dans ses dimensions sensibles et intelligibles. En matière et en pensée. Or, la plasticité d'un matériau dépend de sa ductilité. L'or, par exemple, est la matière la plus ductile qui soit : son étonnante capacité à s'étendre, à faire d'un volume d'un pois chiche une feuille d'or d'un mètre carré, est liée à son incroyable cohésion moléculaire, dont on peut penser qu'elle est fondée sur un programme, une idée qui refuse de disparaître, à l'instar de cette intention initiale qui donne le sens de nos actions et résiste aux transformations successives.


La plastique de Rodin est ductile, ce qui signifie que ses formes ont la capacité à s'étendre, car cette plastique fait lien entre l'homme et le monde. Elle est tension et interaction, elle relève de tout ce qui s'étend dans l'espace, le temps et la pensée. Cette volonté poétique d'unification de la pensée et de la matière, du temps et de l'espace, de l'homme et du monde, rattache, en partie, l'art de Rodin au mouvement symboliste de la fin du dix- neuvième siècle. Et un siècle après, dans une formulation contemporaine cette fois, le symbolique est précisément le territoire artistique d'un Anselm Kiefer. Et le symbolique, c'est d'abord du sens caché. C'est de l'indicible : l'indicible de ces livres que vous avez vus, ces livres de plomb, de marbre, de plâtre, de papier parfois, qu'on ne peut pas vraiment ouvrir car ils sont trop lourds. Comme s'il y avait là quelque chose de pesant, un secret à taire ou encore de la connaissance perdue. Et même une langue maudite : car l'indicible d'Anselm Kiefer, c'est l'indicible de l'Histoire allemande. Et si Rodin part de la chair, Kiefer questionne l'Histoire criminelle de l'Allemagne moderne, une Histoire oublieuse, car, de toute façon, nul ne peut la porter, encore moins la supporter. Ni seul, ni collectivement. Alors, Kiefer recouvre. Il recouvre les images et les lieux du crime par de la peinture, de la gomme-laque, de l'argile, du plâtre, du plomb, de la paille, des branches, de la cendre ; beaucoup de matière. Il sédimente, il épaissit, et pourtant, il ne cache pas tout à fait : le plomb est une matière mémorielle qui porte les traces des manipulations et des contraintes, la cendre porte la poussière des gens brûlés, la paille porte le feu de la Shoah. Il laisse parfois ses tableaux prendre la pluie pendant des jours, comme pour les laver par l'eau du ciel, les purifier de toute cette saleté ; afin que le vil, le plomb, la poussière, le sale s'érodent... Et que cette érosion laisse apparaître, soudain, une belle matière, une surface sensuelle, de nouvelles images, des mots régénérés, les balbutiements d'une poésie recommencée (Kiefer écrit beaucoup dans ses tableaux).


À l'anathème de l'art dégénéré des Nazis, Kiefer oppose une peinture de la réminiscence. Mieux, une peinture de la rédemption. De même les vitrines, souvenirs des cabinets de curiosité de la Renaissance, ce que les Allemands appelaient les Wunderkammer, contiennent des natures mortes d'objets et de matières organiques en transformation, ce qu'on désigne en alchimie sous le terme de putrefactio, le stade de la décomposition de la matière vile vers l'acquisition de la pierre philosophale. Car, pour rédempter l'Histoire allemande, il ne faut pas moins qu'une opération alchimique et, au plus profond, sous les ruines fumantes des mythologies germaniques, retrouver la lumière des mythes grecs, renouer avec la parole juive que l'on croyait perdue parce qu'on avait voulu la détruire; en réinvestissant, à rebours du crime comme le fait Kiefer - c'est là qu'est la rédemption - le Talmud et la Kabbale. On perçoit alors combien Kiefer ne peut que comprendre Rodin : bien sûr, les deux artistes sont attirés par la matière, la peau des choses, l'accident, la trace, le hasard, mais pour Kiefer, le travail de Rodin, comme le sien, relève d'abord d'un processus de destruction par fragmentation de ses figures, ce que Rodin appelait ses abattis (un répertoire de mains, de bras, de jambes inspiré des fragments de la collection d'antiques que le sculpteur avait réunie au fil des ans); ou destruction par mutilation, dans l'Homme qui marche par exemple. Lequel processus de destruction est suivi, là encore comme chez Kiefer, d'un processus de création, de recomposition, de recombinaison de tous ces fragments. Les vitrines de Kiefer que vous avez vues dans la chapelle réactivent cette dialectique destruction / création, mort / et promesse de résurrection: les tournesols, les branches ou les palmes, toutes ces déclinaisons des Rameaux, sont desséchés, parfois retournés, livrés à la poussière, mais aussi magnifiés par le plâtre et l'or. Ailleurs, les moules salis de Rodin portent la mémoire des beautés anciennes comme celle des beautés possibles.


Dans le même ordre, le succès de nos entreprises est lié à leur capacité à se régénérer nous dit John Kao, professeur de créativité à l'université de Harvard. Comment se réinventer en permanence sans se renier ? Comment se transformer en gardant au cœur l'information initiale, l'intention de départ, et en gardant intacte l'émotion créatrice ?


Au fond, l'enjeu c'est cette variation autour du mystère - sans cesse recommencé - de l'Éros, de cette pulsion de vie qui nous habite, de tout ce qui est vivant en nous. C'est bien ça, le mystère sans cesse recommencé de l'Éros. Et devant le Mystère, je ne peux que me taire. Car en tant qu'historien de l'art, je sais qu'il y a quelque chose au-delà de la connaissance : Beyond knowledge... Au-delà de la connaissance, il y a la sagesse, le sens qui fait que nos actes ne sont pas seulement bons et biens, mais qu'ils sont aussi beaux et que le sentiment esthétique est alors accompli. C'est la beauté possible de nos actes qui conditionne leur signification profonde.


À quoi pense Le Penseur de Rodin, au-delà de la connaissance ?

En quoi il nous pense, nous, femmes et hommes d'aujourd'hui ? Quel lien entretient-il avec nous ? Le Penseur de Rodin est fait, comme nous, de chair et de pensée. Ce à quoi il pense, c'est à ce qui le définit : sa condition d'homme, son humanité, et la nôtre. Au-delà de la connaissance, du savoir, il y a l'humanité, il y a toute l'épaisseur de l'être humain avec laquelle vous travaillez. Le Penseur de Rodin est notre miroir, comme il est, bien sûr, le miroir de l'artiste qui l'a façonné. Alors, au-delà de ma petite connaissance, je voudrais vous lire quelques extraits du Testament artistique qu'Auguste Rodin a dicté en 1911 à son ami Paul Gsell, pour qu'il soit publié après sa mort à destination des jeunes artistes.


Vous évoquiez à l'instant, Madame La Directrice, l'importance de la transmission chez Rodin, et c'est précisément l'objet de ce testament que je vous livre un siècle après, tant il nous parle encore. Car, au-delà de la connaissance, ce qui est en jeu c'est notre humanité commune :


« Jeunes gens qui voulez être les officiants de la beauté, peut-être vous plaira-t-il de trouver ici le résumé d’une longue expérience. Inclinez-vous devant Phidias et devant Michel-Ange... Respectueux de la tradition, sachez discerner ce qu’elle renferme d’éternellement fécond : l’amour de la Nature et la sincérité. Ce sont les deux fortes passions des génies... Que la Nature soit votre unique déesse. Tout est beau pour l’artiste, car en tout être et en toute chose, son regard pénétrant découvre le caractère, c’est-à-dire la vérité intérieure qui transparaît sous la forme... Travaillez avec acharnement... Exercez-vous sans relâche. Il faut vous rompre au métier... L’art n’est que sentiment. Mais sans la science des volumes, des proportions, des couleurs, sans l’adresse de la main, le sentiment le plus vif est paralysé [...] L’art ne commence qu’avec la vérité intérieure. Que toutes vos formes, toutes vos couleurs traduisent des sentiments... Soyez profondément, farouchement véridiques. N’hésitez jamais à exprimer ce que vous sentez, même quand vous vous trouvez en opposition avec les idées reçues. Peut-être ne serez-vous compris tout d’abord. Mais votre isolement sera de courte durée. Des amis viendront bientôt à vous : car ce qui est profondément vrai pour un homme l’est pour tous. Le grand point est d’être ému, d’aimer, d’espérer, de frémir, de vivre. Être homme avant d’être artiste ! Aimez passionnément votre mission. Il n’en est pas de plus belle. Elle est beaucoup plus haute que le vulgaire ne le croit. L’artiste donne un grand exemple. L’art est encore une magnifique leçon de sincérité. Le véritable artiste exprime toujours ce qu’il pense au risque de bousculer tous les préjugés établis ». Madame La Directrice, Mesdames et Messieurs, je vous remercie et je vous souhaite une bonne soirée.


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